L’éthologie est l’étude comparée, descriptive et causale du comportement animal dans son environnement naturel. Elle a connu ses lettres de noblesse avec les travaux de Konrad Lorenz, Nikolaas Tinbergen et Karl Von Frisch, récompensés par le prix Nobel de Physiologie ou Médecine en 1973, pour leurs découvertes concernant l’organisation et le déclenchement des comportements individuels et sociaux. Cette discipline repose sur le principe de base que le comportement est un moyen d’adaptation à l’environnement qui, tout comme les caractéristiques physiques, peut évoluer par le mécanisme de la sélection naturelle. L’éthologie vise cinq grands objectifs : (1) décrire tous les mouvements afin d’établir l’éthogramme (répertoire des comportements) de chaque espèce animale ; (2) déterminer les causes et mécanismes proximaux des comportements (les déclencheurs); (3) établir l’ontogenèse, c’est-à-dire comment ils se développent au cours de la vie des individus; (4) établir la phylogenèse, c’est-à-dire comment ils ont émergé au cours de l’évolution de l’espèce ; (5) déterminer leur fonction (valeur adaptative ou de survie), ce qu’on appelle souvent la cause distale ou ultime. Irenäus Eibl-Eibesfeldt, le plus connu des élèves de Konrad Lorenz, a par la suite fondé l’éthologie humaine, en démontrant tout particulièrement la présence d’universaux dans les expressions faciales des humains.
La psychologie a pris bien du temps à intégrer les concepts de base de l’éthologie émis dans les années 1930. Pendant la majeure partie du 20e siècle, pour retracer le cours de l’évolution mentale, la psychologie comparée classifiait les traits psychologiques humains en fonction des affinités et des différences entre les espèces en soumettant des animaux très différents aux mêmes expériences de laboratoire. Par exemples, les rats étaient les champions dans les labyrinthes, les carnivores excellaient dans les conduites de détour alors que les primates étaient nettement supérieurs dans les réponses différées. Ces études ont simplement mis en évidence le fait qu’il faut tenir compte des adaptations particulières de chaque espèce pour concevoir les expériences et qu’on ne peut comparer n’importe quelles espèces entre elles. Pour retracer la phylogenèse d’un comportement humain, il faut appliquer la méthode comparée aux espèces de primates vivants en tenant compte du degré d’apparentement entre les espèces et de l’environnement dans lequel chacune a évolué. Quand les modèles de comportement sont similaires entre des espèces, on peut déduire que ce modèle a aussi existé chez leur ancêtre commun. Plus le modèle de comportement est similaire pour un grand nombre d’espèces, plus il s’agit d’un ancêtre commun lointain dans le passé. Le comportement d’agression est par exemple trans-spécifique et peut porter différentes fonctions décrites par Konrad Lorenz dans son célèbre livre « L’agression« .
La psychologie évolutionniste a été fondée par Tooby et Cosmides il y a tout juste 25 ans, en récupérant les concepts de base de l’éthologie et de la sociobiologie et en présentant plusieurs postulats heuristiques. Le problème avec cette discipline est qu’elle se limite à la période qui a commencé il y a 1,8 million d’années (début de la vie de chasseurs-cueilleurs chez les humains) jusqu’à il y a 11,000 ans (début de la période historique avec l’émergence de l’agriculture et la sédentarité), sans prendre en considération le fait que nous avons eu un ancêtre commun avec les chimpanzés il y a environ 5,4 millions d’années. Dans un contexte comme celui-là, il n’est pas possible de reconstituer la phylogenèse des comportements ; les chercheurs se contentent alors d’émettre des hypothèses sur les fonctions des comportements d’aujourd’hui par rapport à l’Environnement d’Adaptation Évolutionniste (Environment of Evolutionary Adaptedness : EEA) sans pouvoir les vérifier. L’Environnement d’Adaptation Évolutionniste (EAE) est l’environnement ancestral dans lequel ont évolué les chasseurs-cueilleurs durant le Pléistocène et qui aurait forgé les adaptations psychologiques caractéristiques de la nature humaine (les universaux à la base de la diversité culturelle d’aujourd’hui).
Avec son livre publié en 1979 et intitulé « Éthologie et psychiatrie », le belge Albert Demaret figure comme étant l’un des pionniers de la psychiatrie évolutionniste. Il est en tout cas le premier dans la francophonie à considérer la possibilité que les maladies mentales puissent avoir des fonctions adaptatives, du moins dans l’environnement ancestral de l’humain. Viennent ensuite les ouvrages de Stevens et Price (1996) et de McGuire et Troisi (1998) qui utilisent formellement la dénomination de psychiatrie évolutionniste ou darwinienne. Pour le psychiatre évolutionniste, les symptômes psychiatriques pourraient être les caractéristiques persistantes de stratégies adaptatives d’autrefois qui ne s’avèrent plus utiles dans l’environnement d’aujourd’hui, qui a été considérablement modifié par l’humain sur une période relativement courte (hypothèse de la disparité). Ils peuvent aussi être considérés comme l’expression extrême à l’une ou l’autre des extrémités de la courbe normale d’un trait adaptatif dans la population. Ces dernières années, l’introduction des perspectives évolutionnistes dans un cadre clinique a permis de développer de nouvelles approches dans le traitement des troubles de santé mentale.
Les disciplines traditionnelles sont uniquement centrées sur les causes proximales. Ainsi, la psychologie et la psychiatrie considèrent comme étant problématiques les traits jugés indésirables par la société ou les traits qui affectent le bonheur et le fonctionnement de l’individu au quotidien dans son environnement social et physique immédiat. La psychoéducation, discipline que nous enseignons à l’Université de Montréal, a adopté dès sa création dans les années 1960 une définition de l’adaptation empruntée à la biologie et qui réfère à l’équilibre entre l’organisme vivant et son milieu. Les psychoéducateurs interviennent auprès des personnes afin de les aider à retrouver un équilibre entre leurs besoins et les conditions du monde extérieur. Mais selon les perspectives évolutionnistes, un trait est considéré adaptatif s’il permet la survie et la reproduction, et ce indépendamment des souffrances vécues par les individus. La fonction ultime d’une adaptation est la propagation optimale des gènes à la génération suivante. La valeur sélective (fitness) constitue le nombre de descendants produits directement par un individu, alors que la valeur sélective globale (inclusive fitness) inclut en plus les descendants produits par les apparentés, une certaine proportion de gènes étant partagée par des individus apparentés. Le concept de sélection de parentèle (kin selection : Hamilton, 1964) a permis de comprendre la majeure partie des comportements dits altruistes chez les animaux et permet aussi de comprendre comment un individu peut transmettre ses gènes à la génération suivante sans se reproduire lui-même. Un individu peut obtenir un profit génétique en aidant ceux qui ont un lien de parenté avec lui à condition que le coefficient de parenté soit supérieur au rapport coûts/bénéfices.
Nous avons choisi de réunir nos deux expertises de recherche pour former le laboratoire d’observation et d’éthologie humaine du Québec (LOEHQ). Nous sommes tous deux professeurs universitaires dans cette discipline née d’une innovation québécoise, la psychoéducation. La psychoéducation peut être comprise comme la science appliquée de l’adaptation puisque son objet est l’évaluation des capacités et des limites adaptatives des individus et la mise en place des contextes d’intervention permettant de pallier à ces limites en tenant compte de toutes les variables environnementales dans lesquelles l’individu se trouve. L’avantage de la psychoéducation est qu’elle se situe à l’interface de plusieurs sciences, telles que la psychologie, la sociologie, la neurobiologie, l’éthologie. Ses outils puisent dans la psychométrie mais aussi surtout dans les techniques d’observation chères aux éthologues pour mesurer l’adaptation au milieu, et comprendre les facteurs de risque et de protection sur lesquelles l’intervention peut agir. L’observation est donc au coeur de nos travaux, et l’éthologie humaine en est la substance.